MAUPASSANT, BEL AMI, Réflexion sur la mort, 1ère partie, chap. IV, 1885
Discours de l’écrivain, Norbert de Varenne / Maupassant, Bel Ami
Commentaire composé / plan détaillé
Introduction :
- Voir mon cours sur Maupassant : ici
- Situation: George Duroy, en pleine ascension, entrevoit un avenir prometteur. Il sort d’une soirée tenue chez son patron Walter, se “sent le cœur gai” et raccompagne l’écrivain. Ce dernier se lance dans un long monologue sur la mort qui résonne comme un avertissement sur la vanité de l’existence et de la réussite. Ce discours s’appuie sur une allégorie terrifiante qui met en scène une destinée sans issue et révèle les talents d’orateur de l’écrivain.
TEXTE :
Il arrive un jour, voyez-vous, et il arrive de bonne heure pour beaucoup, où c’est fini de rire, comme on dit, parce que derrière tout ce qu’on regarde, c’est la mort qu’on aperçoit. Oh! vous ne comprenez même pas ce mot-là, vous, la mort. A votre âge, ça ne signifie rien. Au mien, il est terrible.
Oui, on le comprend tout d’un coup, on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi, et alors tout change d’aspect, dans la vie. Moi, depuis quinze ans, je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. Je l’ai sentie peu à peu, mois par mois, heure par heure, me dégrader ainsi qu’une maison qui s’écroule. Elle m’a défiguré si complètement que je ne me reconnais pas. Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort, que j’étais à trente ans. Je l’ai vue teindre en blanc mes cheveux noirs, et avec quelle lenteur savante et méchante! Elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis, ne me laissant qu’une âme désespérée qu’elle enlèvera bientôt aussi.
Oui, elle m’a émietté, la gueuse, elle a accompli doucement et terriblement la longue destruction de mon être, seconde par seconde. Et maintenant je me sens mourir en tout ce que je fais. Chaque pas m’approche d’elle, chaque mouvement, chaque souffle hâte son odieuse besogne. Respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver, tout ce que nous faisons, c’est mourir. Vivre enfin, c’est mourir!
Oh! vous saurez cela! Si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez.
Qu’attendez-vous? De l’amour? Encore quelques baisers, et vous serez impuissant.
Et puis après? De l’argent? Pour quoi faire? Pour payer des femmes? Joli bonheur! Pour manger beaucoup, devenir obèse et crier des nuits entières sous les morsures de la goutte?
Et puis encore? De la gloire? A quoi cela sert-il quand on ne peut plus la cueillir sous forme d’amour?
Et puis après? Toujours la mort pour finir.
Maupassant, Bel-Ami, 1ère partie, chap.VI, 1885
I. UNE ALLÉGORIE TERRIFIANTE
La mort apparaît sous les traits d’une puissance animée et agissante, qui entre dans une lutte sans merci avec un être humain qu’elle broie et métamorphose.
1) L’allégorie: une image de l’innommable
Déf : personnifie une notion abstraite en la faisant agir ou parler.
– un animal carnivore : comparaison “comme si je portais en moi une bête rongeuse”; La bête est donc installée au cœur même de l’homme et le vide de sa substance. Comme un cancer. Cf Baudelaire : Le Temps mange la vie, / Et l’obscur Ennemi qui nous ronge le cœur / Du sang que nous perdons croît et se fortifie !
– une ouvrière acharnée, inlassable et désignée par un terme insultant : “la gueuse”. Persévérante, la mort est dotée d’une implacable volonté qui dépasse l’homme, comme le suggèrent les adverbes de manière “ doucement “, “lentement”. = lent travail de destruction, présenté de façon péjorative car qualifié “d’odieuse besogne”.
– Pire, tel un être humain, elle est douée d’intentions perfides, cf. l’exclamation dramatique : “et avec quelle lenteur savante et méchante!”.
2) Le réalisme morbide, macabre
Cette représentation imagée de la mort ne fait en rien basculer le texte dans le fantastique, car elle est compensée par des notations très réalistes exprimant l’écoeurement et le pessimisme du personnage.
– Énumération concrète des organes détériorés qui révèle la destruction du corps: » elle m’a pris ma peau ferme, mes muscles, mes dents, tout mon corps de jadis…” + “rongeuse” et « émiette”.
– Cette décomposition s’accompagne du constat d’une métamorphose extérieure flagrante, comme le souligne le verbe “Défigurer” et changement de couleur chevelure.
– A cela, s’ajoute surtout une métamorphose intérieure profonde : Norbert de Varenne accuse la mort de l’avoir dépossédé de lui-même. Il est devenu qq d’autre cf. subordonnée consécutive : “elle m’a défiguré si complètement que je ne me reconnais pas” et l’emploi négatif du verbe avoir “ je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort, que j’étais à 30 ans”= comparaison entre deux époques accusant ainsi l’écart monstrueux entre deux images successives de soi-même qui ébranle l’identité. : “je n’ai plus rien de moi”.
3) L’impuissance du personnage
Effort de la victime pour crier son identité, pour combattre l’engloutissement de tout son être par la mort, se traduit dans l’emploi répété des pronoms personnels et l’interversion de leur fonction dans les phrases.
– D’abord, pronom Je souvent en position de sujet de verbes de perception : “moi (…) je la sens, je l’ai sentie, je l’ai vue”.
– Puis rapidement, la mort désignée par le pronom « elle » devient sujet à son tour, et de verbes d’action : “elle m’a défiguré, elle m’a pris, elle m’enlèvera, elle m’a émietté” . Ici, la forme de la p1 est donc en position d’objet, de même dans certaines construction infinitives: “je l’ai sentie me dégrader..”
Effet = prise de possession et disparition complète du corps, la mort ne laissant qu’une “âme désespérée” qui ne semble pas destinée à survivre. Norbert de Varenne se décrit ainsi comme un cadavre vivant et assiste passivement à sa destruction, c.f comparaison avec “la maison qui s’écroule”.
Transition : cette image de l’action destructrice de la mort renvoie à une réflexion plus générale sur les ravages du temps et plus précisément sur son caractère inéluctable.
II. LA MARCHE INEXORABLE DU TEMPS
1) L’anéantissement progressif
– Complément Circ. de temps mettant en valeur l’idée de progressivité, renforcée par des rythmes binaires : “peu à peu, mois par mois, heure par heure”, puis “seconde par seconde”. = Amenuisement progressif des unités de temps choisis = gradation descendante: l’action, l’oeuvre de la mort, se fait de plus en plus pressante.
– D’autres CCT soulignent l’opposition entre le passé et le présent. Ex : la mention d’une durée (“depuis 15 ans”) comptabilise la somme des années de lutte qui s’achèvent ds le présent d’énonciation : “et maintenant je me sens mourir”. Temps destructeur aussi évoqué par le lexique de la durée renvoyant à l’idée d’émiettement, de mort lente et douloureuse : “ lenteur, doucement” : oeuvre perfide de la mort, travail pernicieux.
– La présence de George Duroy, bel ami, permet également de mesurer l’écart entre jadis et maintenant: ce bel ami incarne l’état passé de Norbert de Varenne : “A votre âge” puis “Au mien” (2è§).
– Horreur renforcée par le caractère imprévisible et brutal des transformations: cf formule et tournure impersonnelle “il arrive un jour …où c’est fini de rire” = terrible découverte du tragique + indicateur temporel “tout d’un coup” + “on ne sait pas pourquoi ni à propos de quoi” : surprise, piège.
2) La superposition des époques
– Compare certes le passé et le présent, mais l’orateur anticipe également l’oeuvre de destruction de la mort : adverbes de tps qui correspondent à une projection dans le futur “bientôt, après” + recourt au futur de certitude: “une âme désespérée qu’elle m’enlèvera”. Dans l’horreur future, George Duroy est d’ailleurs intégré : “ oh! vs saurez cela, et vous serez impuissant.” Thème fatalité tragique.
– Ce discours mêle donc 3 époques : phénomènes de confusion. Poids menaçant de l’avenir sur le présent. Et le 4è paragraphe évoque très bien cette fusion des époques dans une réalité unique : la mort = “ je me sens mourir ds tout ce que je fais” et “chaque pas m’approche d’elle”. Puis la temporalité s’efface au profit d’un présent de vérité générale et du pronom collectif “ns” : “tout ce que nous faisons, c’est mourir”. = le tragique de la condition humaine.
= La mort finit en somme par se substituer à la vie : “vivre, c’est mourir” = étudier les présent de VG et la tournure présentative. Sentence. Tout moment vécu préfigure la fin ultime: idée d’obsession.
3) L’obsession
= la présence permanente de la mort dans la vie / contamination de l’existence par la mort.
– énumérations et accumulations soulignent l’omniprésence de la mort : “chaque pas, chaque mouvement, chaque souffle”, “respirer, dormir, boire, manger, travailler, rêver” = résumer de la vie, présentée comme très brève car limitée à des verbes juxtaposés. Jeu sur le rythme qui imite la fuite du temps.
– adjectifs et pronoms indéfinis : “chaque” (anaphore) et “tout” : “tout change d’aspect”, “ tout ce que nous faisons” + adverbe “toujours” fin du texte “ toujours la mort pour finir”. CF Meursault : « Nous sommes tous des condamnés! » (L’Etranger, A.Camus)
– rôle du regard : écrivain hypnotisé par mort. Champ lexical regard + thème implicite du miroir, l’orateur constatant les ravages du temps sur son corps.
Transition : discours sur la tragédie personnelle de l’écrivain qui doit servir en réalité à convaincre bel ami de la vanité de l’existence.
III. UN PHILOSOPHE PESSIMISTE
1) L’énonciation (désir de convaincre)
– Prise en compte de l’interlocuteur surtout au début et à la fin discours :2ème pers. avec l’incise “voyez-vous”, relayée par l’exclamation “oh! vous saurez cela!” = dimension argumentative.
– Conscience de l’écrivain de la vanité de son discours face à l’innocence de la jeunesse : “oh! vouss ne comprenez même pas ce mot là, vous, la mort…”
– Mais tente tout de même de l’impliquer dans son discours et de le mettre en situation : “si vous réfléchissiez seulement un quart d’heure, vous la verriez”.
– Il puise des exemples dans la vie et les ambitions de Duroy : il évoque ainsi l’amour, puis l’argent et la gloire : cf étude derniers §.
2) L’intensité émotionnelle : désir de persuader (aspect oratoire du texte)
– Nombreuses interjections dramatiques qui rythment le discours et expriment le débat intérieur de Norbert de Varenne: “Oh!,” “Oui”, en début de §.
– Une recherche rythmique évidente avec rythme ternaire. à citer
– Idem dans les derniers §: anaphore de la conjonction “et” qui juxtapose ainsi de petits paragraphes qui semblent de plus en plus courts: s’abrègent à mesure que monte l’émotion.
– Discours oratoire : passage des phrases complexes à phrases brèves et simples et nominales (“de l’argent?” “ Joli bonheur!”) ou elliptiques (“Toujours la mort pour finir”). Puis succession de phrases interrogatives et exclamatives à partir de “vivre enfin, c’est mourir!” : caractère expressif du texte et dimension argumentative : sollicite l’implication de bel ami. Questions oratoires.
– Enfin, l’usage de l’allégorie appartient aussi au discours oratoire et permet de faire voir l’horreur de la mort au destinataire grâce à une représentation concrète.
3) Un avertissement : Le discours d’un philosophe et d’un moraliste
– Structure qui s’apparente à un traité philosophique, un exposé soutenant une thèse : utilisation des périodes propres à un style préparé et travaillé, bien plus que spontané :
“ Je n’ai plus rien de moi, de moi l’homme radieux, frais et fort, que j’étais à 30 ans” : rythme binaire avec la reprise “de moi” et ternaire avec les 3 adj.
– Un discours personnel qui tend à l’universel: sentences et maximes qui font de Norbert de Varenne un moraliste : “tout ce que nous faisons, c’est mourir”, “ Vivre enfin, c’est mourir” = VG + usage du paradoxe dans l’antithèse + pronoms “on” et “nous” / procédés de généralisation.
– 4 derniers § = un résumé de la vie qui brosse l’avenir de George Duroy : l’amour est la préoccupation présente de bel ami, puis le héros fera, en effet, un mariage d’argent avant de se lancer dans la quête de la gloire politique. Ce monologue est donc une leçon et une mise à distance de l’ascension de bel ami.
CONCLUSION
1) Un discours amer et noir d’un homme vieillissant : une peur de la mort qui conduit au mépris de la vie.
2) Réaction de bel ami : poursuivra sans scrupules sa course à la gloire. Pas affecté malgré l’éloquence persuasive de l’orateur.
3) Discours qui traduit le pessimisme de Maupassant et l’influence de Schopenhauer, quant au caractère illusoire de la vie et à la brièveté des plaisirs qu’elle offre.
4) Texte qui peut être mis en relation avec l’épisode de l’agonie de Forestier ainsi qu’avec la nuit d’angoisse vécue par bel ami la veille de son duel. 1er cas : la mort= dimension physique. 2è= la terreur de la disparition.