Diderot, Autorité politique

Article Encyclopédie, Tome 1 1751.

Introduction :

– article tiré de L’Encyclopédie : ses auteurs, son rôle (arme et diffusion des savoirs), l’histoire de sa publication qui révèle les tensions entre les philosophes et le pouvoir ..

– Contexte politique :

France= monarchie absolue / Angleterre : monarchie constitutionnelle

– attention Diderot= athée !

Article Structuré et construit comme une véritable démonstration.

Étudie l’origine de l’autorité à partir d’un constat qui rejoint le débat du siècle sur l’égalité puis s’interroge sur ses limites.

Sujet : pb de la légitimité du pouvoir

Idée Principale : Parce que l’homme naît libre et que la puissance de dieu est sans partage, l’autorité politique ne peut trouver de fondement légitime que dans le consentement du peuple.

But de l’analyse= mettre en valeur le propos subversif de D (contestation de la Monarchie de droit divin) pour souligner l’HABILETÉ des procédés destinés à tromper la censure.

Composition de l’article argumentatif :

  • Fondement de l’autorité politique (l.22)
  • Conditions et limites

(« auctoritas » Gaffiot : droit de possession, garantie, autorité (qui inspire la confiance), influence, prestige, force, exemple,modèle. L’auctoritas antique désigne donc non seulement une relation de pouvoir, mais les conditions dans lesquelles cette relation peut s’établir (prestige, force de l’exemple..).

I. LE RAISONNEMENT OBJECTIF DE DIDEROT

(le plaçant au-dessus de tt soupçon)

1)Les deux espèces d’autorité

Dans le postulat initial (l.1), Diderot souligne l’absence par nature d’une hiérarchie du pouvoir.

Le terme « aucun », en évidence au début du passage, ouvre le texte sur une dénégation catégorique et met en relief l’idée initiale : l’absence, par nature, d’une hiérarchie de pouvoir entre les êtres humains. Cette négation est associée à l’idée de liberté, présentée comme un droit naturel : « présent du Ciel » (un acquis naturel).

Toutefois, apparition d’une objection : ligne 3 « si la nature a établi … » (= s’il est vrai que la nature..). Le présentatif « c’est » met en valeur la nature de cette autorité : l’autorité paternelle. Cf. le pouvoir du « pater familias » dans les sociétés d’autrefois. Mais objection limitée immédiatement par la conjonction « mais » (4) qui restreint cette autorité : « bornes » . Limites précisées dans la phrase suivante : capacité des enfants à se conduire de façon autonome.

– L.6/7 : brièveté de la phrase affirmative et pst de vg « Toute autre autorité … que la nature » revient de façon catégorique à l’idée initiale en mettant l’accent par la répétition de l’adjectif « autre » sur la dissociation des 2 notions : « nature »/ « autorité ».

Puis l’indéfini « on » et le subjonctif d’injonction « examine » invitent les lecteurs à considérer les origines de l’autorité. Emploi du futur de certitude  « fera » et de l’adverbe temporel « toujours »= caractère général de l’affirmation.

Diderot annonce alors 2 origines à travers une formulation alternative comme le marque la conjonction « ou »/ « ou ». Jeux d’oppositions et d’antithèses : « la force et la violence » et « le consentement »/ « celui qui s’en est emparé » et « ceux qui s ‘y sont soumis » : mise en exergue de l’opposition entre les relations d’autorité : la première est fondée sur la violence, la seconde sur l’acceptation.

1) La Force = illégitime (paragraphe 2)

Champ lexical de la violence.

« force » et « violence » repris du paragraphe précédent ; « usurpation » qui connote l’arbitraire, « imposé », les antithèses « commande/obéissent, forts/joug ». Ce lexique, souligné l. 12 et 13 par la négation restrictive « ne..que » met en valeur l’injustice de ce pouvoir. Injustice qui conduit en outre à la fragilité comme le suggère l’inversion du rapport de force « à leur tour ». Les termes « droit » et « justice » donnent a priori une certaine légitimité à la révolte ou à la révolution qui serait la conséquence d’une telle prise de pouvoir..

2) Le consentement « fait » ou « supposé »:

a) consentement supposé

Glissement entre les termes : la notion de violence fait place à celle de « consentement »/ La violence imposée fait place à un processus d’acceptation. + passage du « tyran » au « prince », terme qui connote une acceptation éclairée et acceptée, et qui renvoie à la notion de contrat évoquée l.10

b) consentement explicite (paragraphe 4)

-Place du paragraphe qui suggère l’importance que Diderot accorde à ce type de gouvernement.

-« la puissance qui vient du consentement des peuples » : explicite le processus qui fonde le gouvernement dans le cas d’une autorité consentie et déléguée dès le début (contrat), jamais imposée. Idée reprise l.32

2) Les conditions de l’exercice légitime du pouvoir consenti

1)Utilité sociale

Ligne 24, parallélisme « utile à la société , avantageux à la république ». Donc double utilité : pour ceux qui en bénéficient et pour le régime politique ; opposé au terme dépérciatif « caprice »l. 45.

« pour le bien commun et pour le maintien de la société » 32

2) Les bornes et limitations

Dernier paragraphe examine le principe d’autorité quand celle-ci est déléguée par contrat à un seul homme. Termes contractuels « conditions/fixent/restreignent/limites » : insistent sur les réserves qui bornent cette autorité. Conjonction « Car » (26) ouvre sur un passage qui développe cette nécessité des limites.

3) Raison et modération : toute une sémantique ici

« raison » et « mesure »

II. L’HABILETÉ DE DIDEROT
1) La Monarchie absolue ménagée

« consentement supposé » (paragraphe 3)

– Ce paragraphe évoque une variation dans le rapport de force, mais souligne dès le premier mot (l’adverbe « quelquefois ») la rareté du phénomène, exprimée dans l’expression « change de nature »

Habileté de Diderot :

En réalité, Diderot fait mine ici de concevoir la légitimité d’un tel pouvoir(celui de la monarchie absolue)mais il n’est absolument pas dupe. Aucun consentement du peuple.Or, pour Diderot, l’accord du peuple est primordial : expressions « contrat », « consentement » soulignent cette nécessité, ce qui est tout à fait opposé à l’essence même de la monarchie absolue.

2) La dénonciation de la Monarchie de droit divin

a) Le masque de la théologie

Diderot joue sur le terrain de ses adversaires pour mieux détruire leurs arguments. Il utilise ainsi leur vocabulaire

  • abondance des termes en relation avec la morale : « raison, mesure, aveuglément, cœur, conduite, capacité etc. ». Crée un climat qui apparente davantage le texte au genre du sermon qu’à celui de l’article.
  • vocabulaire théologique : « Dieu, créature, créateur, maître jaloux, crime d’idolâtrie, de lèse majesté.. ». Impression de prêche prononcé par un passionné, renforcée par l’emploi de nombreuses formulations à valeur absolue : « l’homme ne peut ni ne doit », « toute autre soumission est le véritable crime »..

Met ainsi en évidence le caractère sacré de la liberté individuelle :La liberté est un « présent du Ciel » (2). Voulue par « le Ciel » donc idée acceptée par tous (ruse !).

Emploi du terme « droit » l.3 en écho avec l.1 : souligne le lien entre l’absence de commandement et la jouissance de la liberté. Diderot met donc en valeur l’absence d’autorité naturelle par le caractère sacré de la liberté. Or les sociétés d’ancien Régime vivent sur le principe d’une hiérarchie politique et sociale. Il faut attendre la Révolution pour qu’on admette que les hommes « naissent libres et égaux en droit »

  • L’éloquence sacrée : style caractérisé par de longues périodes. Amples phrases marquées, en outre, par des rythmes binaires et ternaires. Ex : « bien commun » repris par « maintien de la société » tandis que « que les hommes établissent » est équilibré par « qu’ils obéissent », et que « par raison et avec mesure » trouve son correspondant avec « aveuglément et sans réserve ». Puis rythme ternaire : « livrer son cœur, son esprit et sa conduite »..Un encyclopédiste qui semble monté en chaire !

b)Le droit de Dieu contre le droit divin

Il met en évidence le caractère absolu et sacré des attributs de Dieu. Supposer qu’ils soient partagés par le prince est un sacrilège car Dieu est « maître aussi jaloux qu’absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point » (30). (Le terme « jaloux » n’est pas inventé mais emprunté à la Bible).

Extrême habileté polémique de Diderot : recours à une ruse efficace qui consiste à présenter la monarchie absolue de droit divin comme un sacrilège : la créature ne doit pas « s’arroger les droits du Créateur » (35). Diderot se fait l’avocat de « Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature » (29). La raison invoquée ligne 26 (« car l’homme … a un maître absolu »)  est imparable. Diderot utilise les armes de l’adversaire et les retourne contre lui (cf. les procédés de l’ironie).

Bossuet dans sa Politique tirée de l’Evangile (1670) avait théorisé et justifié la monarchie absolue en présentant le roi de France comme un « lieutenant de Dieu » : Diderot lui réplique en faisant de la surenchère sur son propre terrain et en utilisant le même langage.

Fait donc intervenir la notion d’autorité divine, ce qui le conduit à contester la notion de monarchie de droit divin au nom même des traditions religieuses.

3) Le crime de « lèse majesté divine »

Le roi n’est pas Dieu..

Vénérer le prince est acceptable à condition de ne pas être dupe des marques de respect rendues à sa personne.  On peut considérer comme « innocente » une soumission uniquement extérieure et formelle. Diderot propose l’exemple de l’Angleterre où l’on honore innocemment un roi qui ne gouverne plus : « un anglais n’a point de scrupule à… ». Mais « véritable crime d’idolâtrie » et de « lèse majesté divine » lorsque l’homme soumet « son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d’une pure créature ». Tant qu’elle reste gestuelle, la génuflexion est indifférente. C’est le sens qu’on y met qui en fait un acte religieux (elle s’adresse alors à Dieu) ou un acte idolâtre si elle exprime une soumission à un homme. Quelle différence alors avec les « barbares » ?

Renforce l’idée de la toute-puissance de Dieu tout en niant celle du pouvoir royal. Diderot s’appuie sur la religion elle-même pour affirmer les limites du pouvoir délégué par Dieu : c’est remettre en cause la toute-puissance du roi ; La soumission à l’homme est présentée comme une injure à Dieu.

Faisant mine d’entrer dans les nuances, il porte un coup sévère au rituel monarchique et religieux.

Conclusion :

Audace et subtilité de l’argumentation qui parvient à retourner contre ses adversaires les présupposés religieux censés les justifier.

    1. Acceptation  « formelle » de la monarchie française qui peut sembler répondre aux critères de l’autorité légitime définis par Diderot ( durée donc accord tacite/  bornes du pouvoir : prince opposé à tyran), utilité ..
    2. Audace et subtilité de l’argumentation qui détruit la thèse de l’autorité de droit divin

Désireux de définir la notion de puissance consentie, Diderot en vient naturellement à souligner la nécessité absolue d’y limiter le pouvoir du prince. Ce faisant, il glisse résolument vers la condamnation de la monarchie absolue de droit divin.

Notion de pouvoir issu du consentement ou du contrat retrouvée ensuite chez Rousseau, onze ans plus tard, dans Le contrat social.