Le monologue intérieur et l’absence de ponctuation: l’art du « courant de conscience ».
Un extrait du monologue de Molly Bloom dans le dernier chapitre d’Ulysse. Molly laisse venir en elle un flot de pensées, de souvenirs, de sensations. Une langue émerge…
« Oui, puisqu’avant il n’avait jamais fait une chose pareille de demander son petit déjeuner au lit avec deux œufs depuis l’hôtel de la Cité quand ça lui arrivait de faire semblant d’être souffrant au lit avec sa voix geignarde jouant le grand jeu pour se rendre intéressant de cette vieille tourte de madame Riordan qu’il pensait ans ces petits papiers et qu’elle ne nous a pas laissé un sou tout en messes pour elle et son âme ce qu’elle pouvait être pingre embêtée d’allonger huit sous pour son alcool à brûler me racontant toutes ses maladies elle en faisait des discours sur la politique et les tremblements de terre et la fin du monde payons-nous un peu de bon temps d’abord et quel enfer serait le monde si toutes les femmes étaient de cette espèce-là à déblatérer contre les maillots de bain et les décolletés que bien sûr personne n’aurait voulu la voir avec je suppose qu’elle était pieuse parce qu’aucun homme n’aurait voulu la regarder deux fois j’espère bien que je ne serais jamais comme ça c’est étonnant qu’elle ne nous ait pas demandé de nous couvrir la figure mais tout de même c’était une femme bien élevée et ses radotages sur Mr. Riordan par-ci et M. Riordan par-là je pense qu’il a été content d’en être débarrassé et son chien qui sentait ma fourrure et se faufilait pour se fourrer sous mes jupes surtout quand d’ailleurs j’aime assez ça chez lui malgré tout qu’il soit poli avec les vieilles dames comme ça et les domestiques et les mendiants aussi il n’est pas fier parti de rien mais quelquefois si jamais il attrapait quelque chose de grave c’est bien qu’ils aillent à l’hôpital où tout est si propre mais je suppose qu’il me faudrait bien un mois pour arriver à le persuader Oui et tout de suite une infirmière entrerait en scène et il s’incrusterait là jusqu’à ce qu’on le mette à la porte ou encore une religieuse comme cette photo cochonne qu’il a qui n’est pas plus religieuse que moi Oui parce qu’ils sont si faibles et si pleurnicheurs quand ils sont malades ils ont besoin d’une femme pour aller mieux si son nez saigne vous croiriez que c’est ô quel drame et cet air de moribond en descendant du South Circular quand il s’était foulé le pied à la fête de la chorale du Mont Pain de Sucre le jour que j’avais mis cette robe Miss Stack qui lui apportait les fleurs les plus fanées qu’elle pouvait trouver au rabais elle ferait n’importe quoi pour entrer dans la chambre à coucher d’un homme avec sa voix de vieille fille elle essayait de s’imaginer qu’il était en train de mourir pour l’amour d’elle ne jamais te revoir mais il avait plutôt l’air d’un homme qui a laissé poussé sa barbe au lit papa c’était la même chose et puis je déteste faire des bandages et donner des potions quand il avait coupé son doigt avec le rasoir en grattant ses cors il avait peur d’avoir un empoisonnement du sang mais si c’était moi par exemple qui tombais malade alors on verrait comme je serais soignée seulement la femme ne se plaint pas pour ne pas donner tout le mal qu’il donnent eux. »
Interview de S. Beach ( librairie Sakespeare & Cie) qui relate sa rencontre avec James Joyce, le « dieu de Montparnasse » dans les années 1920.
Site Ina : http://www.ina.fr/video/I10361985